Et le perdant est…
par Descartes
Quelque chose a changé dans la logique électorale des grandes démocraties. Il y a quarante ou cinquante ans, le matin après l’élection la question qu’on se posait était de savoir qui avait gagné. Aujourd’hui, il est bien plus révélateur de focaliser le microscope sur celui qui a perdu. Car c’est de moins en moins courant qu’un candidat gagne parce qu’il porte un projet qui séduit les électeurs, et de plus en plus qu’un candidat perde parce qu’il n’a pas su conquérir la confiance de ces derniers.
Prenons le cas des élections législatives de juillet dernier en France, où ce phénomène prend des allures caricaturales. Il n’est pas difficile de dire qui a perdu ces élections : c’est le Rassemblement national qui a échoué à conquérir le pouvoir. Mais qui les a gagnées ? Est-ce le « front républicain » ? Celui-ci, on le voit chaque jour, ne portait aucun projet de société, aucune logique de gouvernement. Il ne portait qu’un seul et unique objectif : faire battre l’autre.
Cette logique devient de plus en plus dominante presque partout. En Grande Bretagne les travaillistes de Keith Starmer n’arrivent au pouvoir que parce que les conservateurs sont usés par une décennie au pouvoir et par leurs divisions internes. Aux Etats-Unis, Trump est de moins en moins l’homme susceptible de « make america great again », et de plus en plus celui qui chassera les fantômes du woke et évitera à l’Amérique les affres d’une présidence Harris. On oublierait presque qu’il fut un temps où les experts en communication politique conseillaient aux candidats de ne jamais mentionner leurs adversaires, puisque les mentionner était leur donner une forme de légitimité. Aujourd’hui, c’est la campagne négative qui triomphe, chacun cherchant à faire voter contre son adversaire plutôt que pour soi-même. La question intéressante aujourd’hui n’est donc pas tant de savoir pourquoi les gens ont voté POUR Trump, mais pourquoi ils ont voté CONTRE Harris.
Cette analyse est confirmée par une réalité : les outrances constantes, les contre-vérités sans complexe qui ont émaillé la campagne de Trump, n’ont pas empêché son élection, pas plus que leur mise en exergue par ses adversaires. A cela, je ne vois qu’une explication : ceux qui votent pour Trump n’écoutent pas Trump, ou bien l’écoutent d’une oreille distraite. Ce n’est pas le discours de Trump qui détermine leur vote, mais le discours de Harris. Pour le dire autrement, pour gagner l’élection Harris aurait dû parler non pas à ses propres électeurs – qui, eux, écoutaient Trump et en étaient effrayés – mais aux électeurs de l’autre camp.
C’est exactement ce qu’a fait Trump d’ailleurs : il a cherché à s’adresser à des électorats – chez les femmes, chez les noirs, chez les latinos – qui votaient traditionnellement démocrate. Cela peut paraître contre-intuitif pour nous européens, qui avons une image d’un Trump largement construite par la bienpensance, qui insiste sur son racisme et son sexisme présumé. C’est oublier qu’on peut s’adresser à un électorat de différentes façons. On peut s’adresser aux femmes en leur parlant du contrôle des naissances ou des risques de viol. Mais une femme ne se réduit pas à cela : les femmes sont aussi des travailleuses en concurrence avec les immigrants illégaux, des consommatrices souffrant de l’inflation, des mères craignant pour la sécurité et pour l’avenir de leurs enfants. Traiter de ces sujets, c’est aussi « parler aux femmes ». L’erreur de la gauche – aux Etats-Unis mais aussi en France – est de fragmenter l’électorat et de penser qu’on s’adresse à chaque fragment à partir des éléments qui en font la spécificité, là où la droite populiste trouve au contraire un discours qui peut s’adresser à l’ensemble des électeurs. L’immigrant illégal qui concurrence le travailleur américain est un thème qui parle autant à la femme noire qu’au latino de sexe masculin.
La gauche américaine – comme la gauche européenne d’ailleurs – s’est enfermée dans une réalité parallèle qui est celle des classes intermédiaires. Une réalité parallèle dans laquelle l’immigration est une chance pour le pays – et le restera aussi longtemps que les immigrés ne seront pas des concurrents pour leurs propres enfants. Une réalité parallèle dans laquelle la question est la distribution et non la production – et le restera aussi longtemps qu’on pourra emprunter pour couvrir la différence. Une réalité parallèle où les problèmes économiques et sociaux passent au deuxième plan devant l’urgence écologique. Une réalité parallèle où le travail, l’effort, la rigueur, le mérite sont des gros mots. Une réalité parallèle où l’ordre est suspect et le désordre un gage de liberté. Une réalité parallèle où le mal vient des institutions – l’Etat en premier lieu – et le salut vient de l’insertion dans des « communautés » de plus en plus étroites se livrant à une concurrence victimiste acharnée. Le discours tenu depuis cette réalité ne peut que sonner surréaliste aux citoyens plongés dans la vraie réalité. C’est le cas d’une Harris qui voudrait qu’on vote pour elle parce que George Clooney ou Taylor Swift l’aiment bien, ou qui explique qu’il faut voter contre Trump parce qu’avec lui c’en sera fini du droit à l’avortement (1). Et plus près de nous, Macron – qui, faut-il le rappeler, est un pur produit de la deuxième gauche – expliquant qu’il suffit de traverser la rue pour trouver un emploi, Rousseau préférant les sorcières aux ingénieurs, Mélenchon saluant la « bordélisation » de l’Assemblée et la « créolisation » du pays du bras des Frères Musulmans. Voilà le message qui parvient de la lointaine contrée où vit la gauche. Comment ces messages peuvent-ils être compris par les citoyens qui vivent dans le monde réel ? Dans le meilleur des cas, ils sont incompréhensibles. Dans le pire, cela apparaît comme une manière de se moquer des gens, un peu comme cette Marie Antoinette apocryphe conseillant à ceux qui n’ont pas de pain de manger de la brioche.
Les commentateurs n’hésitent pas à souligner ce paradoxe qui fait que nos sociétés occidentales se « droitisent », alors que toutes les enquêtes montrent au contraire une tolérance toujours croissante des populations vis-à-vis des « différences » et les « diversités ». Ce paradoxe tient dans l’ambiguïté du concept de « droitisation ». Prenez l’électorat ouvrier : au début des années 1970, le PCF parlait déjà de « immigration zéro », alors que c’était le centre-droit giscardien qui, poussé par le patronat, voulait maintenir l’immigration de travail et créait le regroupement familial. Georges Cogniot, l’apparatchik communiste parmi les apparatchiks, disait déjà dans les années 1960 que « le PCF est un parti d’ordre, d’un ordre différent certes, mais un parti d’ordre ». Dans les écoles du Parti, on répétait la formule venue de l’époque stalinienne qui veut que « le militant communiste doit être le meilleur ouvrier, le meilleur étudiant, le meilleur camarade ». Pour l’organisation qui se considérait à juste titre « le parti de la classe ouvrière » et qui la représentait effectivement, les valeurs à défendre étaient l’effort, le travail, le mérite. On évoquait encore « le mariage du drapeau rouge et du drapeau tricolore », la nation, la patrie, la famille n’étaient pas des mots tabous pour un parti qui appelait à « produire français ». Autrement dit, les valeurs du « parti de la classe ouvrière » étaient les valeurs que la gauche bienpensante, des classes intermédiaires soixante-huitardes attribuaient un peu vite à « la droite ».
A l’époque déjà, la gauche bienpensante ne perdait pas une opportunité pour dénoncer chez les communistes – et par élévation chez leurs électeurs – le racisme, le sexisme, le nationalisme, le conservatisme réactionnaire, bref, toutes les tares qu’aujourd’hui soulignent ceux qui parlent de « droitisation ». Déjà à l’époque, c’étaient tous des « beaufs » tels que caricaturés par Cabu. Ceux qui ont vécu ce que fut le néo-maccarthysme de la fin des années 1970 et du début des années 1980 se souviendront combien la pression était forte, jusqu’à ce que le PCF finisse par capituler en rase campagne dans les années 1990 sous le mandat de Robert Hue, ne manquant pas une occasion de se frapper la poitrine et de reconnaître son péché de ne pas avoir porté suffisamment haut les valeurs de la « diversité », de ne pas avoir assez lutté contre le « patriarcat ».
Il est donc absurde de parler de « droitisation » de l’électorat populaire, puisque selon les critères de ceux qui utilisent cette expression l’électorat populaire était déjà largement « droitisé » il y a cinquante ans. Ce ne sont pas les électeurs – et tout particulièrement ceux des couches populaires – qui se sont « droitisés », c’est la gauche qui a abandonné ses valeurs pour se convertir à ceux des « libéraux-libertaires ». C’est elle qui qualifie les valeurs qu’elle avait elle-même portées dans le passé de « droitières ». La droite et surtout l’extrême-droite n’a eu qu’à se baisser pour ramasser les drapeaux que la gauche avait laissé tomber. Et lorsqu’elle les brandit et que l’électorat populaire les suit, une partie de la gauche n’a pas honte de crier à la « droitisation » des électeurs.
Ce qui rend le phénomène intéressant, c’est qu’il ne s’agit pas d’une transformation nationale, mais d’une tendance présente au niveau international, dans des pays à l’histoire, l’économie et la société aussi différentes que les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, l’Argentine, l’Espagne, le Brésil. Or, quand une transformation est aussi globale, il est difficile de l’attribuer aux choix tactiques ou stratégiques de tel ou tel parti, de telle ou telle coalition. Une transformation aussi globale ne peut qu’être liée à une transformation globale du mode de production capitaliste lui-même. J’y vois là une confirmation de ma théorie sur la rupture de l’alliance entre les classes intermédiaires et les couches populaires :
Après 1945, la croissance – liée autant au rattrapage des destructions de la guerre qu’aux ruptures technologiques – a permis la promotion d’une partie des couches populaires grâce à la constitution d’un capital immatériel, promotion qui a constitué les classes intermédiaires. Et tant que la forte croissance a duré, les intérêts des classes intermédiaires et ceux des couches populaires n’ont pas été antagoniques, parce que la promotion sociale des dernières ne menaçait pas la position des premières. Lorsque cette croissance ralentit à la fin des années 1960, les intérêts de ces deux groupes sociaux commencent à s’opposer, puisque dans un contexte de faible croissance la promotion de « ceux d’en bas » n’est possible que si « ceux d’en haut » cèdent des places. On casse donc l’ascenseur social, celui qui permettait la formation du capital immatériel. Et du coup, l’intérêt des classes intermédiaires a rejoint celui de la bourgeoisie. Il s’agit désormais non pas de contribuer à la formation de capital, mais à faire fructifier au mieux le capital déjà constitué, matériel dans un cas, immatériel dans l’autre.
Dans le champ politique, cette transformation se traduit par une « intermédiarisation » – qu’on me pardonne le néologisme – de l’ensemble des partis politiques, puisque ce sont les classes intermédiaires qui détiennent les ressources intellectuelles indispensables à l’activité politique. Ce sont donc les valeurs des classes intermédiaires, ceux des « libéraux-libertaires », qui occupent l’ensemble du champ politique. Les valeurs des couches populaires, celles de la « common decency » chère à Orwell, sont chassées du champ politique. Et cela laisse un énorme électorat vacant, prêt à se donner au premier populiste ayant l’intelligence de reprendre les drapeaux dont j’ai parlé plus haut. Bien sûr, le populiste en question peut être très différent selon les pays, puisque les traditions politiques des couches populaires ne sont pas les mêmes. Il sera libéral aux Etats-Unis, étatiste en France, mais dans les deux cas il apparaîtra comme un pôle de résistance contre un « establishment » qui représente de manière de plus en plus flagrante les intérêts d’un groupe réduit, celui des classes intermédiaires et de la bourgeoisie.
C’est la détestation croissante de ce pôle « libéral-libertaire » qui a fait perdre Kamala Harris aux Etats-Unis ou Sergio Massa en Argentine. C’est la détestation de cette bienpensance qui s’indigne de voir Gaza rasée par les bombes, mais qui ne fait rien. De cette bienpensance qui ne pense qu’au spécifique et laisse tomber l’universel. De cette bienpensance prête à combattre pour le sociétal et à mettre sous le tapis le social. C’est cette hypocrisie qui a été battue dans les urnes. Et comme il faut bien que quelqu’un gagne une élection présidentielle, Donald Trump et Javier Milei ont été élus. Et peu importe le fonds de leurs discours, leurs excès, leur incompétence, leur folie même, puisqu’ils ne gagnent pas grâce à ce qu’ils sont, mais grâce à ce qu’ils ne sont pas.
Ce contexte est dangereux parce qu’il peut ouvrir le chemin du pouvoir à un véritable fou. Bien sûr, il ne faut pas exagérer le danger. D’une part, les régimes politiques contiennent d’innombrables garde-fous, qui empêcheraient un fou de faire n’importe quoi – ou du moins de faire n’importe quoi en portant atteinte aux intérêts du bloc dominant. Mais un Trump, un Milei peuvent faire quand même beaucoup de dégâts. Avant d’écarter une Marine Le Pen de la course – par rapport en utilisant une procédure judiciaire – certains feraient mieux de réfléchir à deux fois. Il se pourrait bien que les alternatives le leur fassent regretter…
Descartes
(1) Il faut rappeler ici que l’avortement aux Etats-Unis n’a jamais fait l’objet d’une législation fédérale le légalisant formellement. Aucun président, pas plus démocrate que républicain, n’a jamais proposé une telle législation. Ce sont les états fédérés qui, selon leur couleur et leurs traditions plus ou moins conservatrices, ont légalisé ou non l’IVG. Dans la décision « Roe vs. Wade » de 1973, la Cour suprême des Etats-Unis a jugé que le la liberté d’avorter faisait partie du « droit à la vie privée » protégé par la constitution des Etats-Unis, et qu’à ce titre la législation des différents états devait mettre en balance ce droit avec les intérêts de l’Etat de restreindre les possibilités d’avorter. Cette décision a été interprétée par les juges comme interdisant aux états d’inclure dans leur législation une interdiction générale et absolue de l’avortement, mais pas d’imposer des conditions plus ou moins restrictives à condition de se conformer à la décision. « Roe vs. Wade » a été très critiquée en ce qu’elle s’appuie sur un « droit à la vie privée » qui n’est pas explicitement écrit dans la constitution. Dans sa décision de 2022 « Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization », la Cour revient sur sa position, considérant que le droit à l’avortement ne résulte pas de dispositions constitutionnelles, et qu’il appartient donc aux états de légiférer sur la question. On notera que cette décision a été prise sous présidence démocrate. L’élection de Trump ne changera donc rien à la question.