« Ralentis ! S’il te plaît, ralen… Attention ! »

Trop tard. Les freins ne répondent plus. La voiture s’est déportée sur la barrière de sécurité, qu’elle longe côté passager dans un crissement suraigu, avant de poursuivre son chemin en contrebas, dans un champ très en pente. Le monde bascule à l’envers une première fois, puis une deuxième. Le bruit effrayant de la tôle écrasée, déformée, se fracassant comme du petit bois, résonne longtemps à mes oreilles.

Est-ce que je suis toujours vivante ? Oui, à ma grande surprise. J’ai mal partout – mes muscles ont dû se contracter brutalement – mais aucune douleur atroce. Je tourne la tête vers la gauche. Lui aussi est vivant, mais en moins bon état : je l’entends gémir de douleur. J’appuie sur le bouton de ma ceinture de sécurité pour me dégager et tente d’ouvrir la portière, avant de m’extirper par la fenêtre en m’égratignant au passage. Mais je n’ai pas le temps d’y penser : déjà une autre voiture se gare au bord de la route pour nous venir en aide.

Tant pis, plan H. Il est temps de voir si ces six derniers mois de musculation et d’étude du corps humain ont été suffisants. Je fais le tour de la voiture en trébuchant et prends sa tête entre mes mains, enveloppant ses oreilles et le haut de sa nuque. Il me regarde, un peu hagard, un filet de sang coule de son front. J’en ai plein les mains. Et dire que ce connard n’a même pas réussi à se tuer tout seul !

« Qu’est-ce que tu fous ? murmure-t-il d’une voix faible. Sors-moi de là… »

J’inspire, le regarde dans les yeux et tourne d’un coup sec. Je l’ai vu faire sur des poulets, mais le bruit sur un squelette humain est un peu plus effrayant. Il ne bouge plus, ne gémit plus, mais continue à me regarder avec ses yeux bleu glacier. C’est fini. Je continue à le regarder dans les yeux en lui tenant la tête, comme si j’avais quelque chose à lui dire, comme si j’attendais des excuses – rien ne vient.

Une main se pose sur mon épaule et me fait sursauter. La dame me regarde avec un sourire triste. Elle doit avoir dans les 35 ou 40 ans et porte une doudoune marron et un bonnet beige avec un pompon. Son mari descend du talus, un téléphone collé à l’oreille. Lui, c’est un petit homme qui me fit l’effet d’un cube. Je réalise alors que je pleure et que j’ai les mains pleines de sang. Ils vont m’arrêter et me mettre en prison.

« Je suis infirmière, je m’appelle Cécile. »

Tout en me parlant, elle m’éloigne doucement de la voiture.

« Comment est-ce que vous vous appelez ?

— Camille. C’est… c’est mon père. Est-ce qu’il est mort ?

— Il faut attendre, mon compagnon appelle les secours. Lui, c’est Roger-Pierre. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— On roulait trop vite… J’ai dit à Papa de ralentir mais… mais on a heurté la barrière et ensuite la voiture a…

— Respirez à fond, d’accord ? Asseyez-vous là, vous tremblez de tout votre corps. »

Elle enlève son bonnet et me le met sur la tête, puis enlève son écharpe et fait plusieurs tours autour de mon cou, enfin fait un signe à Roger-Pierre qui enlève son large manteau et m’enveloppe dedans. Il me fait la conversation pendant que Cécile prend le pouls de mon père. Elle lui fait un imperceptible signe de tête et le renvoie sur la route pour attendre les secours.

Ainsi, il est mort. Je l’ai vraiment tué. J’avais prévu de le tuer, j’avais prévu cet accident, je savais qu’il n’aurait pas sa ceinture de sécurité, qu’il roulerait trop vite pour me terroriser. J’avais prévu qu’il pouvait survivre, j’avais décidé de l’achever, d’une manière ou d’une autre. J’avais 15 plans, selon ma propre situation et sa situation à lui.

Après ce qui semble durer une éternité, une sirène retentit au loin. Les pompiers dévalent le talus d’un pas sûr, avec une civière, des sacs et des outils. L’infirmière leur explique la situation à mi-voix. Celui qui se présente comme le médecin regarde mes yeux avec une lampe, puis discute à mi-voix avec les autres, occupés à découper la portière côté conducteur.

« Et si on allait se mettre au chaud dans le camion ? propose un pompier avant de m’enlever doucement l’écharpe de Cécile et de me serrer le cou dans une minerve rigide. Non, gardez ça, pas question de l’enlever avant d’avoir fait des radios. »

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